billet paru dans 24h, 02.06.2020
Virgile Rochat observe la course éperdue qui organise nos vies.
OPINION
En prenant un peu de recul par rapport à la vie, aux choses et aux gens, il y a un paradoxe qui m’a toujours étonné. Il repose sur une évidence, un constat que n’importe qui peut faire aisément: l’objet de son désir, quel qu’il soit, n’est jamais atteint.
Qu’est-ce à dire? Dans la vie de tous les jours on imagine que si l’on acquiert quelque chose, un objet, une position sociale, une relation, on pense généralement que sa possession nous rendra plus heureux, qu’elle nous comblera. Mais on aperçoit assez vite que, si on parvient à le posséder, voici qu’il perd sa magie et nous renvoie à la quête d’un autre objet, dont on pense que, lui, à son tour, il apportera ce qu’on en attend.
«Nous sommes installés dans une suite de frustrations qui finit par constituer la trame de notre existence»
En fait, on confond besoin et désir et on pense que répondre à nos besoins va combler notre désir, c’est là l’ambiguïté. Au lieu de combler le désir, elle le creuse. Et dans les faits, nous sommes installés dans une suite de frustrations qui finit par constituer la trame de notre existence, d’objets du désir en objets du désir, sans jamais de fin ni de repos.
Cette course éperdue, ce désir – d’où qu’on en place l’origine: le paradis perdu, la nostalgie du sein maternel; ou la finalité: notre besoin de sécurité – notre société matérialiste et mercantile en a fait son ressort de fonctionnement. C’est cette course éperdue qui organise la presque totalité de la vie des gens qui ont accès au marché.
Par un mécanisme assez banal, la publicité, elle, fait miroiter tel ou tel objet matériel ou symbolique en l’investissant du pouvoir de rendre heureux: achetez telle voiture, vous serez maîtres de la route, achetez tels habits, vous séduirez vos amis, telle montre, tel parfum et j’en passe. On le fait, on achète, et aussitôt on est happés vers autre chose, d’objets du désir en objets du désir.
De graves conséquences
Ce pourrait être un jeu banal et pourquoi pas divertissant si cette course effrénée n’avait pas des conséquences mortifères sur trois plans au moins. Pour la qualité de nos vies individuelles et sociales: stress, frustration, agitation. Course dont un des plaisirs, la frénésie, se mue rapidement en dépendance. Des conséquences sur la vie d’un nombre incalculable de personnes qui nous fournissent sans justice les matières premières dont on a besoin et qui vivent dans une misère sans nom. Et, last but not least, plus catastrophique encore, une dramatique destruction de la planète qui est notre support biologique et que nous sommes en train de miner sans retour possible.
La pause que nous a accordé le Covid et son mini-exercice de sobriété est peut-être une chance.
C’est peut-être le moment de se souvenir de la parole d’une figure qui a marqué son temps. «À quoi sert-il à un homme de gagner le monde entier s’il perd son âme?» Marc 8, 36. «Travaillez non pour la nourriture qui périt mais pour celle qui subsiste pour la vie éternelle.» Jean 6, 27.